L’avant course :
L’Eco Trail de Paris m’attirait depuis des années, bien avant qu’Emmie ne se mette à la course à pied. Mais l’occasion ne s’était jamais vraiment présentée jusqu’ici. Pour 2 raisons essentiellement : d’abord, parce qu’un trail de 80km au sortir de l’hiver ça ne s’improvise pas. Impossible d’y aller en touriste. Quand la date de la course tombe mi-mars, ça signifie, durant les mois qui précèdent, des entrainements à grelotter dans le froid, sous la flotte, et la majorité du temps de nuit. Pas folichon comme perspective. D’autre part, j’avoue qu’une telle distance me fait peur. Notre 100km en 2015 avec Emmie nous avait laissés, elle comme moi, autant fiers de notre performance (sous les 10 heures tous les deux) que rétamés physiquement, les genoux et les chevilles enflés, des brulures sur le corps, des ongles de pieds carbonisés, durablement nauséeux, un goût persistant de vomi dans la bouche…. aucune envie de revivre tout ça.
Mais début janvier, lors de la soirée du club, Nico qui a déjà participé 2 fois à l’EcoTrail, a su trouver les mots pour nous rassurer et nous convaincre. Johnny était tenté aussi par l’aventure. Nous serons donc 4 de Vaux le Penil Athlétisme inscrits sur ce 80Km de l’EcoTrail de Paris. A nous l’arrivée magique au premier étage de la Tour Eiffel. Sympa de connaitre ça en équipe.
Janvier, février, j’avoue on doute un peu. Les 2 ou 3 sorties longues en forêt avec Emmie, Nico et Johnny me laissent épuisé. Je passe ensuite mon après-midi du dimanche roulé en boule sur le canapé en me demandant comment je vais arriver à m’enquiller 80Km, alors qu’après 30 bornes je suis mort. Emmie est déjà dans sa course et la prépare méticuleusement comme elle sait bien le faire. Son sens de l’organisation m’impressionnera toujours. Quel matériel prendre ? Chaussure de route ou trail ? Veste coupe-vent ou simple haut technique ? Sac à dos ou ceinture ventrale ? Quels gels ? Combien de barres énergétiques ? On multiplie les tests … On s’interroge beaucoup. En course chaque détail compte. Emmie a un sens pratique très développé (une femme quoi…). Je suis ses conseils. Finalement elle opte pour le mode guerrier, le plus léger possible et on fonce…
Dernière semaine. On peut lever le pied sur l’entrainement et se détendre. Enfin façon de parler. La méteo annonce une journée pourrie. Pas de bol. La pression monte. Le vendredi, on retire les dossards pour toute l’équipe dans le grand hall moche de la porte de Versailles. Un peu de pub et quelques flyers distribués pour La Buissonnière au passage. Derniers préparatifs, puis c’est l’heure de se mettre au lit. Contrairement à d’habitude, Emmie trouve assez vite le sommeil. De mon côté, moi qui dors toujours comme un bébé, je ne ferme pas l’œil, stressant sous ma couette en écoutant la pluie tomber.
Samedi 18 mars. Jour J :
Rendez vous à 8h à Vaux le Pénil avec Nico, Johnny et Bruno (un ami de Nico). On a le temps, la course ne part qu’à midi. Direction Paris en voiture. Johnny a bien fait les choses et nous a réservé un parking à l’hôtel Pullman (rien que ça !) juste au pied de la Tour Eiffel. Pratique pour l’arrivée quand on sera cuits.
On rejoint ensuite tranquillement en RER C la zone de départ sur la base de loisirs de saint Quentin en Yvelines. Il a y là les 2500 coureurs inscrits sur le 80 Km, visages tendus sous la grisaille et le crachin, les familles, les amis emmitouflés sous les parapluies. Le speaker annonce un à un les favoris : chez les hommes Emmanuel Gault et Nicolas Duhail, qui ont déjà remporté l’EcoTrail à de multiples reprises. Chez les filles, Jasmin Nunige, qui après une carrière olympique en ski nordique a presque tout gagné en course de montagne, Laurence Klein, multiple championne de France de 100km et de Marathon, Badhia El Hariri et Sylvaine Cussot, les vainqueurs des 2 éditions précédentes de l’Eco Trail, … que du beau monde. On se place sur la ligne et on se tape une dernière fois dans les mains avec Nico, Johnny et Bruno. Allez les gars, on va essayer de ne pas se faire mettre trop la misère par la seule nana du groupe !
Nous voilà partis. Ca court vite, sans plus. 4’25 au premier kilo. On évite comme on peut les nids de poule et les crottes des chevaux qui nous précèdent. On est ensemble avec Emmie, j’ignore où sont Johnny, Nico et Bruno. Vraisemblablement un peu derrière pour un départ prudent. C’est sans doute eux qui ont raison. Laurence Klein est à quelques mètres devant nous. On a vu tellement de photos d’elle dans les magazines, au marathon des sables, ou maillot de l’équipe de France sur le dos. Grande championne et immense respect Mme Klein ! Elle est facile, mieux vaut ne pas essayer de la suivre. C’est suicidaire. Premières difficultés, des passerelles à traverser, quelques côtes avant d’atteindre des parties boisées. 45 minutes au 10 km. On est cool. Le sac à dos est juste un peu lourd.
12ème Kilomètre, Laurence Klein est sur le bord de la route son téléphone à la main. Sans doute un problème. Dommage. Premier abandon. On revient petit à petit sur Badhia El Hariri. Elle ne parait pas au mieux, bizarrement énervée de sentir une fille à ses basques. Pas de risque de rivalité pourtant. Emmie est encore une débutante dans sa tête et c’est son premier trail. Alors que Badhia bénéficie du soutien logistique de sa team et qu’elle joue le podium. Autant dire qu’on ne fait pas partie du même monde… et surtout il reste 65 km à couvrir.
1h38 au semi. La pluie s’est définitivement arrêtée de tomber. On a viré les manchettes, le bonnet et les gants. Il fait presque chaud. Sur le bord de la route, on croise Yohan Metay venu encourager les coureurs et faire un petit bout de chemin ensemble. Aujourd’hui, notre course ne sera pas une tragédie (du dossard 512). La journée sera belle ! Au fait Yohan, « elles sont bonnes vos nouilles ? »
Bientôt le 1er ravito, on va pouvoir refaire le plein d’eau et souffler un peu.
Buc km 22
Emmie nous fait un arrêt au stand façon formule 1. A peine le temps de boire un gobelet et elle est déjà repartie. J’ai un peu de mal à revenir sur elle. Le ravito a fait le ménage. Le peloton s’est dissout et nous voici quasi seuls. Bahdia a manifestement abandonné à son tour.
Dès la sortie de Buc, c’est tout droit dans la pente. Nico nous avait prévenus, la portion entre le 22ème et le 50ème Kilomètres concentre toutes les difficultés. A partir de maintenant, ce n’est plus qu’un enchainement de côtes souvent très raides où tout le monde marche (même les meilleures !), suivies de descentes parfois techniques et particulièrement casse-pattes. J’ai les cuisses en feu et mes premières douleurs à l’estomac. Ca s’annonce difficile.
Agathe et Lucie, qui nous suivent sur le Live depuis la maison, m’envoient par texto notre position. On est présentement autour de la 120ème place et Emmie est 3ème féminine au scratch. Un peu surpris quand même. Fiers aussi. Mais pas de triomphalisme. Nous n’avons pas encore fait 30 bornes, et le plus difficile est devant nous. Les filles les plus costauds vont sans doute revenir de l’arrière. On est juste partis vite, c’est tout. Et notre expérience au-delà des 30km se limite à quelques marathons. Donc pour nous, à partir de maintenant, c’est terra incognita ou presque. D’ailleurs je suis de plus en plus mal. J’ai chaud, très soif, en nage. Pas totalement HS, mais plus assez bien pour ne pas ralentir Emmie. Si elle doit jouer une place au scratch, pas question de la retarder. Me voilà donc déjà contraint de lui dire au revoir. Déçu… J’aurais voulu l’accompagner plus longtemps. Au moins jusqu’à Meudon ou Chaville. Tant pis. « Bonne chance Emmie. Je pense à toi et je t’aime. On se retrouve à l’arrivée si tout va bien » #emmiemattendpaspourdiner comme diraient nos ados !
Solitude absolue. Sentiment d’abandon. Longue et lente descente aux enfers. Pourquoi je m’inflige ça ? J’ai le ventre vrillé à chaque foulée. Plus d’eau. Les gels ne passent pas. Les cuisses me font souffrir, particulièrement en descente. S’il y avait un poste de secours, je serais tenté de mettre la flèche, mais il n’y a que les arbres, les feuilles, les cailloux du chemin et quelques coureurs tout aussi perdus et mal que moi. Je pense au One Man Show de Yohann Metay et à sa chanson sur l’air de "Rémi sans famille", le dessin animé de notre enfance (que seuls les plus de 40 ans peuvent connaitre…), « Je m’appelle Renaud et je suis sans ami, c’est pour ça que je cours comme un abruti ». Ca va mal dans ma tête ! Je demande à un coureur où se trouvent les prochains ravitos : Meudon 45ème km avec uniquement de l’eau et Chaville 55ème Km pour un ravitaillement complet. Plus de 20 bornes encore avant Chaville… autant dire une éternité. Je me parle à moi-même, je fredonne des chansons en continu. Ca ne va décidément pas bien. J’aimerais bien discuter avec quelqu’un. Au moins ca passerait le temps. Je pense aux autres, à Johnny, à Nico qui doivent être derrière et qui, au train où j’avance, ne vont pas tarder à me rejoindre. Enfin un peu de compagnie et de réconfort.
Allez courage petit gars (et oui, quand ça va mal, je m’appelle toujours « petit gars »). T’en as déjà connu des galères en course, et bien pires que celle-là. Ca ne t’a jamais abattu. Oui mais maintenant t’es vieux et il serait peut-être temps de passer à autre chose. Bon 46 ans, c’est pas vieux. Et puis, tant que tu n’es pas blessé tu peux avancer, alors avance. Après tout, c’est le genre de conseil que tu sais bien donner aux autres, essaye au moins de te l’appliquer à toi-même, mauviette! Bon, tu n’as jamais fait plus de 4h sur un marathon, ce n’est quand même pas aujourd’hui que tu vas commencer! En même temps, le parcours ne fait que monter et descendre, ce n’est pas un marathon comme un autre, j’aurais des excuses de faire plus de 4h…etc.
Bref, j’en étais là dans mes pensées débiles quand la 4ème femme, l’espagnole Carmen Perez m’a doublé. La bonne nouvelle pour Emmie, c’est que si c’est Carmen qui est 4ème, c’est que Sylvaine Cussot et Jasmin Nunige, les favorites, sont sans doute les 2 premières. Ce qui signifie qu’elles ne reviendront pas de l’arrière… puisqu’elles sont devant. La mauvaise nouvelle, c’est que Carmen m’a doublé comme une bombe (bon, en même temps je marchais, donc facile…) et qu’elle semblait en super forme. Mais pour doubler Emmie et jouer le podium, il lui faudra quand même combler les 10’ au moins qui doivent déjà nous séparer…
Observatoire de Meudon Km 45 :
Ravito sur une terrasse dans le vent. Je refais enfin le plein en eau et j’avale un Smecta. Ca va un peu mieux. J’ai passé le marathon en 3h55. Ouf!
La 5ème fille, Elise Delannoy me passe à son tour en trombe. Elle monte les côtes en courant alors que moi je marche sur le plat ! J’espère qu’Emmie se ballade toujours autant…
En fait, bien qu’1/4 d’heure devant moi, elle ne se ballade pas du tout Emmie ! Elle est mal, très mal même. J’apprendrai plus tard qu’à ce stade de la course elle multiplie les pauses buissons, les intestins en vrac. Traileuse en mode survie. Je ne lui demandais pas autant de solidarité !
De mon côté je retrouve un peu de vigueur. Le smecta et les gels ont fait du bien. Je pense au saucisson qui m’attend au ravito de Chaville. Ca va le faire. Plus que 5 bornes.
Chaville Km 55 :
Juste avant Chaville, il y a Elodie (l’épouse de Nico) venue courageusement nous applaudir avec leurs 2 enfants. Ca doit être long pour elle tout ce temps d’attente. Il ne fait pas chaud pour les spectateurs. Elle me dit qu’Emmie est passée depuis 1/4 d’heure, 4ème femme, et pas très en forme. Mince ! Je pense à elle tout le temps. La soupe du ravito fait du bien, tout comme le coca. Pas vraiment brillant, mais moins mal au ventre. Un petit gel à la menthe et c’est reparti. Je ne sais pas comment on peut courir dans un tel état. On a vraiment des ressources insoupçonnées.
Dans une côte je reviens sur un coureur suisse. On parle de sa compatriote Jasmin Nunige qu’il connait personnellement et qui vise d’après lui un top 5… chez les hommes (elle finira finalement 7ème au scratch, à 6' du podium masculin. Juste ENORME !).
Il commence à faire sombre. Impression de solitude. Loin encore de l’arrivée, mais loin du départ aussi. Comme dirait Souchon, « on avance, on avance, on avance… on n’a plus assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens »… ni dans ce sens là d’ailleurs.
Domaine de Saint Cloud Km 67 :
Dernier ravito. Nouvelle petite soupe au vermicelle et à nouveau du coca. Je n’ai jamais autant aimé la soupe. On devrait faire faire du trail aux enfants pour qu’ils finissent leurs assiettes.
La nuit est tombée. La vue depuis la terrasse est superbe. Paris scintille à nos pieds. Il fait doux, on dirait une fête un soir d’été. Je m’attarde. Emmie est définitivement devant. Je suis certain que ça va bien pour elle. Je vais bien aussi. Je vais finir. J’avais espéré faire moins de 8 heures. Je sais que c’est maintenant impossible. Alors je profite, affalé sur ma chaise. Instant suspendu. Je resterais bien là un moment, mais j’ai encore 13Km qui m’attendent. J’allume ma frontale. Dernière descente en forêt et après c’est tout plat sur les quais de Seine (enfin je croyais).
On arrive dans Paris en tenue d’homme des bois, revenus de nulle part au milieu de la foule et de la circulation. Il y a des voitures, des lumières, du monde. C’est beau une ville la nuit. Je longe la Seine à 11km/h, posant mes pieds doucement bien à plat pour ne pas trop souffrir des cuisses. Face à nous l’ile Seguin, le dôme de la cité de la musique. Puis c’est la traversée du parc de l’Ile Saint Germain et la fameuse côte des Gardes. On est sur le parcours de Paris-Versailles. On pénètre dans Paris. La statue de la Liberté illuminée et le pont Mirabeau sous lequel coule la Seine. Les jours s’en vont et je demeure… A nouveau les ponts et enfin l’ile aux Cygnes où on a fêté nos 20 ans de mariage un beau soir de juillet 2015.
ENFIN, depuis quelques minutes, on la voit, offerte tout entière rien que pour nous et illuminée de partout : La Tour Eiffel, si belle, tellement désirée !
Je reçois un SMS d’Agathe. Maman est arrivée. 7h55, 5ème femme. Cette fille est dingue ! Ca fait 25 ans que je me dis ça ! Sur le pont de Bir Hakeim je décroche mon téléphone tout en courant et j’appelle Emmie. Trop envie d’entendre sa voix, de la féliciter. J’ai juste le temps de lui dire « je t’aime » une fois encore, que je rate un trottoir et m’étale de tout mon long. Après 79 km, 1500 m de D+ et autant de descentes où j’ai fait attention à toutes les racines pour éviter de tomber, voilà que je manque de me blesser à moins d’1 Km du but. Quel crétin !
Le temps de reprendre mes esprits, me voici aux pieds de la dame de fer. Contrôle des sacs et on attaque les 564 marches qui doivent nous mener à l’arrivée, au premier étage. Je laisse passer pas mal de coureurs. Rien à faire ni du classement, ni du chrono. J’ai envie de profiter de l’instant et d’arriver seul. Paris est à nos pieds. C’est magique, vraiment ! Ce moment vaut de l’or.
Une fois passé la ligne, j’appelle Emmie. Où es-tu ? Elle a été happée dès son arrivée par les officiels qui récompensent les 5 premiers hommes et 5 premières femmes au scratch. Elle attend au chaud la cérémonie protocolaire au salon VIP dans la salle Gustave Eiffel qui domine tout Paris, avec buffet et petits fours, entourée des organisateurs et de quelques journalistes. J’explique au cerbère que mon épouse est à l’intérieur. Il me laisse entrer et on se retrouve enfin l’un et l’autre encore en tenue de course, le camelback sur le dos. Tu ne sens pas bon me dit-elle. Toi non plus ! On trinque au champagne, quelques gâteaux, un peu de saumon. Je me fais chambrer : "comme d’habitude, t'arrives quand tout est prêt!" On éclate de rire, comme des gamins qui viennent de faire une mauvaise blague ! Sur le podium, après les teams Adidas, Asics, Hokka et consort, le speaker cite Vaux le Penil Athlétisme ! Franchement, ça le fait !
Dans l’ascenseur qui nous ramène sur terre, on retrouve Nico qui vient d’arriver, un peu marqué mais sourire aux lèvres. Johnny n’est pas au mieux mais finira courageusement, tout comme Bruno.
La journée touche à sa fin. 15 heures ont passé depuis notre rendez-vous sur le parking du stade de Vaux le Pénil ce matin. Il y aura eu de l’enthousiasme, de la détermination, des doutes, de la détresse, du découragement, de la surprise, de purs moments d’exaltation aussi. Au final nous serons tous allés au bout de notre aventure. J’ignore si on en ressort grandis, mais je pense que la course nous rend différents.
Nous voici déjà demain. Sur la route du retour, à minuit passé, en reprenant les quais de Seine pour rejoindre le périph, on croise encore dans les phares des voitures les derniers participants qui eux aussi marchent ou courent vers leurs rêves.
Emmie : 7h55’ – 110ème, 5ème femme.
Renaud : 8h18’ – 188ème.
Nicolas : 9h09’ – 398ème
Cédric: 9h16’ – 429ème
Johnny : 10h05’- 770ème