Albi, 23 & 24 oct. 2021.
Voilà comment j’ai couru 24h…
Ajoutez un par un tous les ingrédients, un zeste de folie, beaucoup de piment. Remuez longtemps sans réfléchir, avec détermination, jusqu’à ébullition. Puis laissez refroidir 15 jours, servez le plat à point, dégustez-le pendant 24 heures !
Peut-être que ce dimanche 29 aout, quand je me suis décidée à appeler Bruno Heubi, j’ai eu les yeux plus gros que le ventre ? Comme un repas de fête finalement. On est calés après l’apéro, mais au final on avale tout et on savoure le moment !
Maintenant que j’ai bien digéré, il est temps de vous livrer un peu de cette orgie sportive…
D’abord, merci à Bruno (agrégé d’EPS, champion du monde par équipe en 2000 et 2001) qui possédait la recette du succès. Sur une telle course, on n’a pas le droit à l’erreur, impossible de tatillonner et de s’y reprendre à 10 fois. Surtout en ayant eu cette idée folle un peu tard, avec seulement 7 semaines pour me préparer. J’ai donc fait appel à lui pour me concocter un joli plan d’entraînement bien corsé : 7 séances par semaine, 1 bloc le mardi-mercredi et un autre le WE, en augmentant la charge petit à petit pour finir à plus de 160 km hebdo 21 jours avant l’objectif. J’avoue que le volume fait peur au début ! Rien de mieux que la technique de l’apéro… Un petit four à la fois, ne jamais remplir son assiette, mais se resservir souvent, ainsi on n’a jamais l’impression d’abuser. RESET dans ma tête après chaque séance, une par une ça passe toujours mieux 😉
La prépa est vite avalée finalement. Me voici déjà à J-10, avec l’impression panique que mes affaires ne sont pas prêtes. Et moi, j’ai besoin que tout soit bordé au millimètre ! Alors je suis passée pour une douce dingue à la maison. Tableau Excel de 6 pages, planification et découpage de la course minute par minute. Car Renaud va tenir le poste de ravitaillement et qu’on n’aura pas le loisir de papoter beaucoup si je veux avancer ! Le programme qu’il a ne lui laisse aucun répit le pauvre. La course se déroule sur une boucle de 1500m (je sais… pas de commentaire de hamster SVP), je repasserai donc devant le stand très souvent. J’ai rempli plein de petits tupperwares, prévu du salé, du sucré, du chaud, du froid, des tenues de rechange, des moufles, des bonnets… maman, tu pars ou ski ou quoi ? Ha ha, mais j’ai tellement bien fait ! Bref, j’ai tout stocké, étiqueté et rangé dans l’ordre, dans notre chambre, devenue base arrière de mon 24h. J’en ris encore de la mine déconfite de Renaud, d’ordinaire un tantinet maniaque…
Jour J. Bonjour Albi ! On y est, il me reste une heure, on installe tout sur les tables qui nous sont allouées. C’est super bien organisé, les stands des coureurs sont alignés au bord de la piste sous des grandes tentes blanches. Il y a un micro-onde, du courant, de l’eau chaude, rien à dire, l’organisation est rodée ici. Je suis une vraie pile électrique et je me disperse un peu... 9h45 déjà, à peine prête qu’il faut déjà s’aligner au départ. Je m’imprègne de l’ambiance, il y a toute l’équipe de France, Valentin super sympa qui conseille et qui rassure, Corinne et son énergie débordante, Christelle et Laurence que j’avais croisées à Chavagnes en 2015, Karine qui a l’air si légère. 10h, PAN, sors de ta bulle, c’est parti ! Je suis si émue que je contiens quelques larmes, je sais dans quoi je m’embarque, ou plutôt non, je ne sais pas…
C’est long 24h. Tu passes par tous les états, des présences, des absences, tu tournes, tu papotes, tu tournes, tu penses... L’avantage de la boucle, c’est qu’il y a du monde tout le temps, partout, et que ton horizon se limite à 1500m. Tout revient finalement assez vite et devient ton mini-objectif. La méthode apéro, comme à l’entrainement ! J’attends les stands, le sourire de Renaud, l’écran géant qui valide tes tours, le passage sur la piste rose et bleue qui repose les jambes, avant de repartir déambuler dans les zones gravillonneuses du complexe sportif d’Albi que je connais maintenant par cœur. Chaque recoin, chaque virage, chaque aspérité, et chaque WC !
Oh chère caféine, invitée surprise au festin, meilleure ennemie de ma vessie, je te dois bien un petit chapitre ici. J’avais investi dans des gels Maurten à la caféine, à prendre toutes les deux heures pour tenir la distance. C’était mal connaître ma tolérance pourrie à cette molécule, et sous-estimer l’effet du cumul. HELP ! Effet diurétique épouvantable, ou périnée HS, mais WHAT comme disent les jeunes. J’en ai les chaussettes trempées et j’essore mon short aux toilettes. Pour l’instant ça ne m’empêche pas de courir, mais le jour tombe doucement et la température chute fort. Au micro, le speaker prévient, la nuit sera très froide. Ça fait déjà deux fois que je me change de short, impossible de passer la nuit trempée comme ça. Le pire c’est que je les prends bien mes gels à la caféine, je m’y applique même ! Vers 22h, le froid me contraint à mettre le survêtement chaud. Pour rester au sec, arrêt pipi obligatoire tous les km, et encore j’avais parfois du mal à tenir. Je vous épargne les détails. Point positif, pas de problème rénal ni de sang dans les urines, chez moi c’était plutôt Niagara ou Montmorency… Bref. Chez les autres, le froid vif de la nuit fait des ravages et malmène les organismes. On voit des zombis emballés dans des couvertures de survie, les abandons sont nombreux et la piste se vide. Mes genoux font mal mais je suis bien équipée, je parviens à rester au sec et je n’ai pas froid. Je branche ma musique et entre dans la nuit noire, je laisse aller mes pensées.
Tic tac tic tac. 1440 minutes, 86400 secondes. 24h c’est répétitif, comme dans la vie. Avec ses hauts, ses bas, faire avec ce que l’on a, être à l’écoute de son corps, des éléments, décliner dans la pénombre puis renaître au soleil levant.
128 tours. Monotonie troublante et étourdissante d’une boucle toujours un peu différente.
24 heures, comme la durée des gardes au bloc obstétrical où des centaines de bébés sont nés entre mes mains de sage-femme.
24 heures, ou l’impression de me prendre une cuite avec un grand cru, euphorie, ivresse, frissons, état second, … jusqu’à la gueule de bois des mauvais lendemains.
Tic-tac tic-tac. Je vois partout le chiffre 24. J’habite au 24 de ma rue. J’avais 24 ans quand je suis devenue maman. Et Grand corps malade de chanter dans mes oreilles « l’ultime nuance, vue de l’intérieur, vivre cette chance, pendant 24h ». Elle était sur ma playlist celle-là, comme les morceaux de Mozart ou Mendelssohn sur lesquels j’ai passé tant d’heures au violon. L’horloge a tourné. La nuit a passé. Renaud n’a pas dormi, et je cours toujours. Tic-tac tic-tac. Le jour s’est levé, petit corps malade qui déchante sans avoir saisi la nuance, pas certaine de sa chance, 24h comme l’éternité, froide et longue, très longue. Surtout vers la fin...
Je n’en peux plus de ma vessie impatiente qui me martyrise. Je m’accorde une pause au petit matin pour que mes entrailles me laissent souffler. Je marche quelques tours. Je sais qu’avec le froid et mes arrêts pipi multiples, les 200km visés sont hors de portée. Mais je sais aussi que j’ai dans les jambes le record masculin du club. Et surtout je sais que je finirai médaillée (je suis 3ème M2 avec la 4ème à plus de 15 tours derrière moi) !
Dernière heure. Règlementairement, il faut remettre le maillot du club. Ça réveille croyez-moi, car il fait encore très froid. Je me surprends même à recourir sur mes jambes de bois. 9h30 du matin, l’organisation remet à chacun une petite plaquette en bois numérotée, à poser au sol lors de l’ultime coup de pistolet. Les spectateurs et accompagnateurs se regroupent sur la piste, formant une haie d’honneur, applaudissant chaleureusement, quelle émotion !
Dernier passage devant l’écran géant, je rallume mon cerveau et m’aperçois que je viens d’inscrire 189.6km… Vous savez quoi ??? Je démarre au quart de tour et termine au sprint ! Vain réflexe de compétitrice, au FEU final je pose ma plaquette en bois à 189.889km. Grrr il manque 110m pour toucher les 190km 😉. Devinez quoi, je m’en fiche !
C’est la délivrance pour tous les circadiens, visages marqués revenus du fond de la nuit mais bonheur qui se lit sur les sourires meurtris !
Puis le fil du temps reprend. Il y a les larmes d’épuisement, les rires de voir ce corps de pingouin bouffi et douloureux qui ne sait plus marcher, ma 6eme place féminine, mon podium au championnat de France, la marseillaise entonnée par Corinne, le bonheur et la légèreté des discussions d’après course.
Quelques jours après, le 24h est presque digéré, mon corps se remet doucement, mais quelque chose a changé. Me voici maintenant en Circadie, riche et forte d’une nouvelle expérience, d’une nouvelle appartenance. Comme le dit Karine, « que vous ayez fait 100 ou 240km, l’histoire du 24h est ailleurs, elle est entre nous ».