100 km de Millau, 29 septembre 2018. Voilà déjà 4 jours que je suis rentrée. Je sens encore le sel sur mes lèvres, la chaleur du soleil sur ma peau, mes cheveux oscillant au rythme de mes foulées, mes jambes devenant de plus en plus lourdes et mon esprit de plus en plus léger. Mon corps meurtri de dimanche dernier a retrouvé des forces, mais je ne suis pas redescendue de mon nuage ! Il est temps de jeter sur le papier mes souvenirs de course…
Le Mythe
Courir les 100km de Millau, c’est partir à la conquête d’un mythe. C’est la Mecque des 100km, une course prestigieuse et unique, rude et exigeante, le rêve voire le Graal des coureurs de fond. Les avis sont unanimes là-dessus! Renaud m’en parle depuis des années, bien avant que je ne découvre la course à pied en 2014. « Un jour, j’irai à Millau », me répétait-il !
L’avant
Avec Millau en arrière-pensée, nous avons choisi cet été des courses de montagne au format assez long. Après le marathon du Mont-Blanc et ma grosse chute, mon genou s’est consolidé et j’ai réussi un beau Sierre-Zinal. C’est seulement fin août, à l’occasion des 4 heures de Montévrain en Seine et Marne, que nous avons testé notre forme et notre endurance avant d’envisager une inscription à Millau. Test réussi, une belle victoire de bon augure pour la suite! 1er septembre, nous voilà maintenant engagés.
Nous avons effectué un entrainement difficile, avec des blocs de 15 jours à 110 km/semaine incluant du seuil, des côtes, du dénivelé, de la chaleur aussi. Car Millau se court souvent dans des conditions climatiques éprouvantes, et ne compte pas moins de 1400m de dénivelé positif, situés quasi intégralement dans la seconde moitié de course. Nos séances longues se sont donc calquées sur ce type de profil.
J’ai également ajouté la diététique à notre prépa, puisque j’ai souvent des tracas digestifs sur le long. Alors j’ai pris les choses au sérieux cette fois, pas de place pour le hasard! Zéro alcool 2 semaines avant (dur !), lait sans lactose et régime pauvre en gluten.
Enfin, les 10 derniers jours ont été consacrés à la récupération, afin d’arriver frais à Millau. Mais sur une petite sortie insignifiante, sans raison particulière, le corps probablement éprouvé de Renaud a dit stop. Blessure à l’ischio à J-4. Après avoir tout tenté pour pouvoir participer quand même, bande de Tape, massage, kiné, il a dû se résigner la mort dans l’âme à renoncer. Je courrai donc seule !
Stratégie de course
Comme une gamine avant une interro, j’ai besoin de me rassurer… Qui seront les autres filles ? Comment appréhender la course ? Comment je m’habille ? Quelles chaussures ? Qu’est-ce que je mange ? Un tsunami de questions et de doutes !
J’ai épluché la liste des inscrits. Il y en aura du monde ! Difficile de savoir qui seront les filles à surveiller, car je ne connais pas bien les grands noms du trail long ni ceux de l’ultra.
Mais, comme l’organisation l’a fait d’ailleurs, je repère vite Sophie Patarin, vice-championne de France de 100 km, titre acquis en 2017 à Cleder, dans un excellent chrono de 9h06. Ouf, c’est du lourd! Elle sera la grande favorite de l’édition 2018 des 100km de Millau.
Bon, t’es pas une nana si tu te compares pas…! Certes, je n’ai qu’une référence datant de 2015 sur le 100 km. J’avais couru à Chavagnes en 9h47, sur un parcours plat comme à Cléder, mais je débutais et ne m’étais pas du tout entrainée en conséquence. Je l’avais presque fait en touriste, sans aucune connaissance du long. Une véritable épopée d’ailleurs, déboires gastriques et intestinaux peu racontables… mais c’est une autre histoire! Par contre sur marathon, comme Sophie sur 100 bornes, je suis montée sur un podium des Championnats de France. Et j’ai même amélioré ma marque au printemps dernier à Sénart, avec un record perso en 3h00. Quelque part, dans un petit coin caché de ma tête, je me suis mise à rêver, secrètement… Les pensées positives n’ont jamais fait de mal à personne après tout !
Comme c’est pratique courante (et nécessaire) sur 100 bornes, chaque coureur a droit à un accompagnateur en vélo. Pour moi, ce sera Patrick, un ami sportif avec un gros passé de cycliste. Merci encore infiniment à lui de s’être proposé. J’ai donc pas mal étudié le parcours, je me suis documentée, j’ai lu des récits… puis j’ai tout couché sur papier, « découpé » la course en tronçons en fonction des difficultés, pour pouvoir le jour J séquencer mentalement l’effort. Patrick avait donc une jolie feuille de route avec des indications chronométriques, la fréquence et le contenu des ravitaillements (en gros, boisson toutes les 10′, alimentation dès le début, alternance de salé/sucré, incluant du bouillon…). Les moments où une défaillance pouvait arriver étaient repérés, j’avais même prévu de demander de la musique pour me changer les idées.
Sinon, la météo s’annonce chaude… Aïe ! Les éditions chaudes sur Millau sont redoutables, les chronos s’en ressentent, car les corps souffrent! Alors pour limiter au mieux les dégâts, ce sera jupette ultralégère et petit marcel fin et respirant. Côté pompes, j’ai des doutes jusqu’au dernier moment (n’est-ce pas Agnès?). Tant pis, je prends un risque, parfois ça paye… j’opte pour mes nouvelles Boston, je choisis la légèreté! Par sécurité, je prévois quand même un sac de secours avec des chaussures plus amorties au cas où. Finalement, elles ne me serviront pas…
Jour J
Incroyable, j’ai plutôt assez bien dormi pour une veille de course. Petit-déj au gâteau-sport, derniers préparatifs, chasse aux plis sur les chaussettes, crème Nok de la tête aux pieds, pansements protecteurs. Car ce qui frotte à l’entrainement va saigner sur 100 bornes !
9h30. Nous y voici… les 1300 coureurs engagés sur le 100 km ainsi que ceux du marathon prennent part au traditionnel cortège précédé de la fanfare, qui nous emmène en procession vers la ligne de départ.
Moi, j’ai tout de suite repéré Sophie. L’air de rien je me place juste à côté d’elle. Ici je suis anonyme et cela me va très bien. Je serai stratège aujourd’hui, je vais rester à son contact, j’aime jouer !
10h. Départ officiel. Un peu la boule au ventre et la gorge nouée. Dans quoi je m’embarque… Mon esprit zappe, et je rentre dans ma course. Le parcours débute par une grande boucle de chaque côté des rives du Tarn, avant de revenir à Millau au passage au marathon.
Sophie est partie sur une bonne allure, qui me convient parfaitement. Je reste à sa hauteur. Seule une autre concurrente des 100 bornes nous devance, mais sa foulée et son style trahissent un surrégime, elle ne tiendra pas la distance. Au 7e km, nous retrouvons avec plaisir les suiveurs à vélo, qui ne sont autorisés à rejoindre la course qu’ici, par souci de fluidité. Patrick gèrera mon ravitaillement comme prévu, tandis que Renaud suivra en cycliste spectateur, parfois devant, parfois derrière, avec souvent les enfants au téléphone. Une présence bonne pour le moral !
Ma préoccupation principale à ce moment-là, c’est de boire et de manger. Je sais par expérience que plus tard, plus rien ne passera. C’est donc dès maintenant qu’il faut faire le plein de forces! Patrick est au taquet, il gère ça de main de maître en me proposant un ravito toutes les 10′.
Sophie et moi nous nous relayons en tête de course. Je temporise pour ne jamais avoir à forcer. Je passe en 1ère position au 25e kilo (2h05), 58e au classement général.
Si le parcours est assez plat depuis le départ, il ressemble plus à une tôle ondulée maintenant, où les petites côtes succèdent aux descentes. Il fait très chaud (28°, pas un nuage). Jusqu’au 42e je subis un peu, et je parviens à Millau assez fatiguée. Je pointe alors 2ème féminine au marathon (53e au général en 3h38), quelques secondes seulement derrière Sophie. Nous ressortirons de l’aire de ravitaillement au coude à coude.
Seconde boucle, ou comment le mental prend le dessus
C’est là que les choses sérieuses commencent. Dès la sortie de Millau, une première butte nous attend, puis au loin se dessine la fameuse côte du viaduc.
Le rythme est assez soutenu, Sophie a repris un peu d’avance sur moi, qui ne suis pas au mieux. Mon dernier gel ne passe pas, j’ai des nausées dès que je force. Tant pis, je préfère alterner marche et course afin de faire passer l’envie de vomir. J’aperçois toujours Sophie au loin qui marche également de temps en temps. Finalement, en haut de la côte du viaduc, je suis presque revenue sur elle. Mais je me fais de nouveau distancer dans la descente (où je dois m’arrêter, pause technique oblige). Tout se jouera ensuite, dans le long et redoutable faux plat montant situé ente le 52e et le 60e kilo.
Sophie domine alors la course. Je pense qu’elle a voulu creuser l’écart ici. Je l’ai perdue de vue, et j’ai commencé à douter. 2ème, après tout, ce n’est pas si mal! Patrick et Renaud m’ont répété de tenir, que le 100km était une course de patience, que le mental ferait la différence, et que rien n’était joué avant le 90e, voire plus.
J’ai poursuivi en m’accrochant, géré ma course en restant dans ma bulle. On a temporisé, on a soigné l’alimentation et l’hydratation. Et puis au loin j’ai commencé à distinguer de nouveau la silhouette de Sophie! Mètre après mètre, soutenue par Renaud et les enfants (au tél.), épaulée par Patrick, je suis remontée. Jusqu’à la rejoindre au 60e, au pied de la côte de Tiergues. J’ai compris qu’elle allait mal à son tour, subissant une grosse défaillance, chancelante et blême. Je l’ai encouragée, « Allez Sophie, tiens bon ». Mais je ne l’ai plus revue ensuite. Dimanche matin, je recevrai un petit message de félicitations de sa part. Très délicate attention, respect, merci Sophie!
De mon côté, l’équilibre était fragile, une défaillance étant toujours possible. La montée sur Tiergues est un calvaire, je suis percluse de violentes crampes. Au contact du sol, tous mes muscles se mettent en boule et mon pied ne veut plus se poser! Je dois marcher souvent, je me retourne beaucoup, je doute encore. J’ai encore un marathon à tenir et je suis bien mal en point. Si mes jambes à ce moment-là m’ont lâché, c’est ma tête qui a pris le relai. Je réussis tant bien que mal à parvenir au sommet, et la bascule vers Saint-Affrique me permet maintenant de relâcher légèrement les muscles. Temporairement… car elle est redoutable et interminable (plus de 6km) cette descente! Elle fait de gros dégâts musculaires!
Je suggère alors à Renaud de balancer la musique, histoire de me détendre un peu. Pas de bol, ça tombe sur ZAZ, « ça me fait mal, ça me brûle à l’intérieur… » J’ai failli éclater de rire ! Un peu plus loin, c’est Patrick qui s’y colle. Ce coup-ci, j’ai droit à « Elle est si fragile, être une femme libérée c’est pas si facile ». Bon, les gars, pour la prochaine, va falloir bosser un peu la playlist !
A Saint-Affrique (71e km), je compte 30′ d’avance sur la seconde (abandon de Sophie entre temps, je ne sais pas à quel niveau). 6h33 de course, désormais seule en tête, 31e au classement général.
Je rêve d’un kiné, d’un bon kiné qui défasse les noeuds dans mes mollets. Je décide de perdre 5′ (j’ai du temps, je suis devant, le chrono m’importe peu!) pour aller me faire masser, pas envie de voir revenir les crampes. Un kiné pour chaque guibole, le « double massage salvateur », merci à eux !
La route fait demi-tour ici. Notre trio repart, direction Millau. Il faut remonter sur Tiergues, refaire le chemin en sens inverse, gravir les 6km de côte que l’on vient de descendre. Il fait encore si chaud…
Point positif, on croise dorénavant tous les coureurs qui sont derrière nous. On dirait qu’ils ont une tendresse particulière pour « la 1ère » féminine, si j’en crois les mots gentils, les photos prises et les applaudissements reçus pendant 30 bornes! Ça vous fait oublier le kilométrage accumulé croyez-moi !
Du coup, je fais une superbe remontée sur Tiergues, une redescente où je me fais plaisir, saluant tous ceux qui m’encouragent. Merci encore à tous ! Voici à nouveau le long faux plat, que j’ai trouvé si éprouvant à l’aller. Bien sûr, maintenant, il est en pente douce...
A hauteur de St Georges de Luzençon, juste avant d’attaquer la dernière difficulté, ils demandent à Patrick et à Renaud de rester derrière moi. Je dois encore gravir la côte qui monte au viaduc. J’ai quelques étourdissements qui me font vomir… Je repars doucement, heureusement, ça passe.
Tout en haut, sous le viaduc, au soleil couchant, j’ai Millau à mes pieds, moins de 10km encore…
Désormais deux motos officielles m’ouvrent la route, dont une qui me filme en continu, images retransmises en direct dans la salle des fêtes à Millau.
Je réalise ce qui se passe… Les écarts sont énormes, plus aucun concurrent autour. Et moi je suis là, toute seule, toute petite, en train de gagner Millau. GAGNER MILLAU !!! Je ne sais par quel mystère mes jambes avancent encore. Pourtant je suis portée, j’ai l’impression de sortir de mon corps et de voir cette fille qui court, qui file vers l’arrivée.
Retour dans le bruit de la circulation, passage au centre-ville, et Renaud qui se prend au jeu en mettant l’ambiance jusque sur les terrasses des cafés!
Parc de la Victoire
Comme il porte bien son nom celui-là ! Il reste 500 m, je passe la grande grille qui marque l’entrée dans le parc. Ma gorge est nouée et mes yeux mouillés. Je préfère ne plus penser, ne plus réfléchir pour ne pas éclater en sanglots. Traditionnellement, les enfants du club d’athlé local escortent le ou la vainqueur(e) vers la ligne d’arrivée. C’est un moment tellement fort, je n’ai jamais autant savouré une fin de course !
Le 100ème km est franchi à l’intérieur de la salle des fêtes. 9h41’26s, 28e au classement général.
Je lève les bras, je passe la ligne et ne peut contenir mon émotion une seconde de plus. Je fonds en larmes…
Le speaker me tend le micro, il me demande de me présenter et de dire quelques mots. Je remercie Patrick sans qui je n’aurais certainement pas gagné, Renaud bien sûr, mon club de Vaux-le-Pénil Athlétisme, les officiels, les bénévoles, les masseurs de Saint-Affrique… la terre entière si je pouvais. Je parle un peu de moi. Mais s’ils savaient… Tout cela me semble irréel. Je n’ose pas dire qu’en dehors de la course à pied je suis une simple maman de 4 enfants de 44 ans, qui il y a 5 ans à peine se battait comme beaucoup de femmes contre ses kilos, qui traversait quelques pépins de santé, et surtout qui n’avait pour ainsi dire jamais fait de sport de sa vie.
Hervé Seitz, qui signe un triplé cette année, affiche un sourire généreux, nous échangeons quelques mots, le temps d’une petite séance photo. Je crois que nous planons encore tous les deux !
A Millau, pas de prime, pas de podium, pas de coupe ni médaille, c’est institutionnel. Tous vainqueurs! Inscrire son nom au palmarès est un privilège, une récompense rare et précieuse.
Comment dire ?
C’est incroyable, fou, énorme.
C’est tous les superlatifs qui me passent en tête.
Je suis là, il est à peine 19h45 et je viens de remporter les 100 km de Millau !